Un an après le début de la guerre en Ukraine, les enseignes alimentaires font face à une inflation généralisée : des coûts, de l’énergie et des produits. Entre blocage des prix, adaptation de l’offre et programmes de fidélité orientés pouvoir d’achat, quelles sont les stratégies adoptées face à cette crise inédite du pouvoir d’achat, qui risque de durer ?

Le contexte

Une hausse des prix régulière et inédite

En Europe, la hausse des prix se poursuit à un rythme régulier et atteint des records. Cette hausse est inédite, car elle est à la fois multifactorielle et généralisée à tous les rayons (après le coût des containers, il y a eu la hausse des emballages, des composants, de l’énergie…). Si les distributeurs ont opté pour l’attentisme au 1er semestre, chacun voulant être le dernier à répercuter la hausse des coûts, les choses ont changé au 2e semestre. Les enseignes, selon leur degré de liberté (groupe intégré ou indépendant) répercutent désormais les hausses des prix des fournisseurs, de façon plus ou moins radicale et plus ou moins rapide. En France, le leader E.Leclerc (22,2 % de part de marché à la P12 2022) prend sur sa marge pour retarder les hausses de prix, et les passer après ses concurrents. En février, en France, l’écart entre les deux enseignes les plus chères et les deux moins chères dépasse les 30 points. C’est un record historique depuis plus de 15 ans (source IRI). 

Cette hausse des prix est, toutefois, à remettre en perspective. S’il y a 70 ans, l’alimentation représentait plus de 40 % du budget des ménages européens, elle n’en pesait plus que 13 % en 2019 dans l’UE 27 selon Allianz Trade. On retrouve ce taux en France (13,1 %). On note aussi des écarts importants entre la Pologne (16,4 %) ou l’Italie (14,3 %) et l’Allemagne (10,8 %). Depuis 10 ans, en France, les prix des produits alimentaires ont également stagné, avec des périodes de déflation. Si en France, cette déflation connaît aujourd’hui un coup d’arrêt, certains acteurs considèrent la hausse des prix actuelle comme une forme de « rattrapage ».

Des Etats plus ou moins interventionnistes

En Pologne, le premier ministre Mateusz Morawiecki, a déclaré que le taux de la TVA sur les produits alimentaires resterait maintenu à zéro. Initiée en février 2022, avec un passage de 5,5 % à 0 %, cette mesure a été prolongée pendant tout le 1er semestre 2023.

En Hongrie, le gouvernement de Viktor Orban a instauré un plafonnement des prix sur certains produits alimentaires en 2022. Il a aussi limité les achats de lait ou d’huile de leurs clients, en raison de pénuries.

En Grècele gouvernement a déployé un « panier du ménage » depuis novembre 2022, avec 51 produits de base à prix fixes. Chaque enseigne doit étiquetter les produits à bas prix dans ses rayons et en faire la publicité. 

En France, le gouvernement n’a finalement pas suivi la voie grecque, mais a opté pour un « trimestre anti-inflation » jusqu’en juin 2023, en accord avec les enseignes. Le logo tricolore du trimestre anti-inflation va garantir que les prix seront les plus bas possibles. Selon le ministre de l’économie, Bruno Lemaire, il faut que « le poids de l’inflation soit partagé, et que chacun prenne sa part ».

En Allemagne, le gouvernement a mis en place un troisième plan d’aide pour limiter les factures de chauffage des ménages, qui ont grimpé en flêche. 

Les Etats-Unis ont, quant à eux, opté pour un plan de relance : en trois ans, trois séries de chèques ont été envoyées aux Américains, dans l’espoir de relancer l’économie (soit US$ 98 milliards au total). Mais leur fin prochaine a été décidée par le Congrès fin décembre. 

Baisse des volumes et descente en gamme

En 2022, les ventes en volume de produits alimentaires ont fortement baissé au RU et aux Pays-Bas, passant sous leur niveau de 2019. Selon Iri, le reflux a été plus modéré en Allemagne, Espagne, France (-2,2 %) et en Italie. Depuis le T4 et encore plus depuis janvier 2023, les distributeurs français disent être « entrés dans le dur ». Avec l’arrêt des dispositifs comme les chèques énergie, qui ont bénéficié aux classes populaires, les foyers pour lesquels l’équation budgétaire de la fin du mois est compliquée. Ils sont entrés dans des stratégies d’évitement et d’arbitrages forts et « la sanction est directe pour les enseignes », résume Cédric Ducrocq, PDG de Diamart. 

Selon Allianz Trade, au cours des 20 dernières années dans la Zone Euro, les dépenses alimentaires des ménages n’ont jamais été négatives en termes de valeur et n’ont été que légèrement négatives en volumes : en 2008, 2012 et en 2013.

En 2022, la descente en gamme a aussi été lisible dans tous les pays d’Europe, avec moins de marques nationales et plus de marques de distributeurs (premier prix essentiellement). Particulièrement au 2esemestre. En France, au RU, en Allemagne et en Espagne, les ventes en valeur des MDD ont progressé à deux chiffres en 2022. Rappelons que les MDD sont les produits sur lesquels les distributeurs font le plus de marge. Iri a également enregistré une moindre consommation de produits frais au profit de produits ambiants. 

Les chiffres clés

-Aux Etats-Unis, l’inflation alimentaire a atteint 11,4 % en 2022 (Eurostat)

-En Europe, elle s’est établie à 12,6 % en Allemagne l’an dernier, 11,6 % en Espagne, 10,7 % aux Pays-Bas, 9,3 % en Italie et « seulement » 7,3 % en France. Elle est plus élevée en Europe de l’Est, avec un + 14,5 % en Pologne et +16,4 % en Roumanie (Eurostat)

-En Europe, les ventes en volume de produits alimentaires ont décru de -4,5 % en Angleterre en 2022, -3,7 % aux Pays-Bas, -2,2 % en France, -0,4 % en Allemagne et -0,3 % en Espagne. Seule l’Italie a résisté, avec des volumes en hausse de 1,1 % (Iri)

Au Royaume-Uni, 8 % des Britanniques utilisent le paiement fractionné pour des achats essentiels, de nourriture ou de produits d’hygiène (Citizens Advice). 

-En France, selon Iri, l’inflation sur les PGC-FLS a été de +6,3 %. En février 2023, selon l’Insee, la hausse des prix était de 14,5 % (+0,8 points vs janvier), un niveau jamais vu depuis le pic d’avril 1980 qui se situait à 13,9 %. En 2022, les ruptures ont représenté € 1,7 milliard de pertes pour les hypermarchés français: soit une hausse de 31 % par 2019.

-En termes de trafic, les Français sont revenus dans les magasins alimentaires en 2022 : la fréquentation y a gagné 5 % en un an, mais reste en deçà de 2019 (-3,6 %). Les hypers, boudés pendant la pandémie, en ont le plus bénéficié (+5,8 %). En revanche, le panier moyen a baissé partout : entre -2 % et -3 % selon les circuits. 

Les enjeux

Tenir le cap des négociations commerciales

Au RU, le PDG de Tesco (4000 magasins) a déclaré en janvier 2023 que “certains fournisseurs alimentaires utilisaient le prétexte de l’inflation pour augmenter leurs tarifs”. A la suite d’une “querelle sur les prix”, l’enseigne a temporairement retiré de ses rayons des produits tels que les haricots Heinz.

En France aussi, les négociations commerciales avec les fournisseurs (date butoir au 1er mars), connues pour leur violence entre les deux parties, ont été particulièrement dures. Elles devraient se traduire par une hausse des tarifs de 10 %. Mais ces négociations seront réouvertes dès juin 2023, a décidé le gouvernement. En effet, d’après le dernier rapport de l’Inspection générale des finances, alors que la marge des industriels a progressé en 2022, l’EBE des distributeurs a, quant à lui, chuté. L’an dernier, 41 % de la hausse des prix de vente des industriels (par rapport aux prix de 2019) était en réalité de la reconstitution de marge, et 59 % était liée à la hausse des intrants.

Rationnaliser l’offre

Pour ajuster leur assortiment à la demande des consommateurs, les distributeurs ont fait des coupes franches en termes de nombre de références. Ils simplifient les gammes, retirent les produits bio qui ne se vendaient pas bien, cherchent à élargir les premiers prix même si ce processus prend du temps… L’idée d’avoir une offre très large a moins de sens qu’auparavant. Cette tendance, amorcée fin 2021, s’est accélérée en 2022 et concerne tous les circuits et rayons. Selon IRI, c’est l’équivalent du rayon surgelé salé qui a été retiré de l’assortiment proposé dans les hypermarchés. L’an dernier, le nombre de références a ainsi baissé de 3 % (moyenne hypers et supers). Au T4, la baisse a même été de -4,7 %. Cette baisse concerne avant tout les grandes marques nationales (nombre de références à -4,4 % en 2022), mais les MDD n’ont pas été épargnées (-1,8 %).

Retravailler les formules

La réaction des fournisseurs et des retailers (pour leurs MDD) a aussi été de retravailler la composition des produits : shrinkflation (qui consiste à masquer les hausses de prix des produits en réduisant leur poids), baisse de la taille des conditionnements), nouvelles formules pour enlever des ingrédients coûteux, réduction des emballages, etc. Après un cycle long de produits plus valorisés, plus responsables, on assiste à un retour en grâce de produits plus simples, en termes de composition et de prix. L’inflation a tellement frappé le porte-monnaie des consommateurs, qu’il ne s’agit plus de manger mieux mais de manger tout court. 

Lutter contre les ruptures

Le manque à gagner que représentent les ruptures a fortement augmenté l’an dernier. Selon Iri, ces dernières ont représenté € 1,7 milliard de pertes pour les hypermarchés français: soit une hausse de 31 % par 2019. De 3,9 % du CA des enseignes alimentaires en 2019, elles sont passées à 4,7 % en 2022 (+0,8 points). Certes, de nombreux aléas peuvent survenir (achats de précaution, pénuries….), mais il est devenu essentiel pour les enseignes de mieux maîtriser leur taux de détention pour développer un avantage concurrentiel. Particulièrement sur les premiers prix et les MDD, qui génèrent le plus de marge. A fin décembre, Carrefour était à environ 93 % de détention, soit 7 % de taux de rupture. En Afrique sub-saharienne, CFAO Retail, qui exploite l’enseigne Carrefour en joint-venture dans 3 pays, était à 80 % de détention. Sa priorité n°1 pour cette année est d’améliorer ce taux pour gagner en rentabilité.

Trouver le bon équilibre entre image prix et intensité promotionnelle

 En termes de communication, la bataille pour l’image prix est à son comble entre les enseignes françaises : prix bloqués, rabais, prix coûtants… Et cette bataille a un coût : plusieurs dizaines de millions d’euros selon Alexandre Bompard, PDG de Carrefour. Selon les experts, il s’agit de € 200 millions qui seront ainsi « rendus » aux consommateurs français.

Les enseignes redéfinissent également leurs compensations de marge. Pour soutenir les publics les plus fragiles, elles font des efforts sur les premiers prix et se rattrapent sur les MDD. Il s’agit aussi de rester dans un seuil psychologique acceptable de prix unitaire. Par exemple, au T4 en France, les produits dont va valeur faciale était de € 8,9 ont chuté de 4,8 % en volume, quand ceux au prix de € 1,4 n’ont baissé que de 0,3 %.

Avec le recul des prospectus papier, notamment dans les régions Oui Pub mais aussi chez Tesco, Lidl, etc., il est plus complexe de bien se positionner en termes d’image prix. Chez les discounters comme Lidl et Aldi, le CA issu des promotions était de 35 % environ l’an dernier. Chez cet acteur de la distribution en Pologne, il est passé de 18 % en 2021 à 15 % l’an dernier. En France, 10,8% du CA des PGC FLS a été réalisé en 2022 par des produits présents dans les prospectus des enseignes d’hypers et de supers. C’est un chiffre stable par rapport à 2021. Si le recul de la pression promo a été drastique dans les hypermarchés français, celle-ci a augmenté dans les supermarchés (Lidl inclus). 

Des promotions plus généreuses pour fidéliser

En raison de l’écart de prix croissant entre les enseignes, certaines ont changé leur discours pour brouiller les pistes sur leur positionnement prix. L’idée est de vendre non plus un prix mais une remise (ex : doubler le prix initial pour vendre ensuite « à moitié prix »). C’est le cas du groupe Casino, qui a mis en place une générosité hors norme dans ses promotions, pour faire oublier son positionnement prix élevé : en novembre 2022, les hypers Geant étaient à un indice prix de 135 (100 étant la moyenne française) au niveau de prix de la proximité. Parmi les actions menées : l’abonnement Casino Max, facturé entre € 1,65 et € 3,75, permet de bénéficier de 10 % de remise sur tous les produits en permanence. L’enseigne propose aussi régulièrement des opérations du type : € 10 dépensés, € 10 cagnottés.

En Pologne, Auchan a, lui aussi, opté pour un dispositif plus généreux l’an dernier sur sa carte de fidélité. Depuis un an, il propose du cash-back sur le total du panier et non plus sur une sélection d’articles comme précédemment. Plus le client cumule d’achats chez Auchan, plus le seuil augmente. Les remises peuvent aller jusqu’à 1,5 % de la valeur du panier.

Achats : Sécuriser la ressource en amont

Enfin, l’inflation a entraîné une bataille du sourcing chez les retailers, qui ont compris, crise après crise, que l’accès au produit (brut ou fini) n’est pas un acquis. Plusieurs types d’initiatives se multiplient : acquisitions, partenariats stratégiques, co-investissements dans des filières ou dans des outils, etc. C’est le cas chez le Groupe Emova (300 magasins de fleurs en France réalisant environ 8% de leur CA en ligne), qui constitue un pool de producteurs français avec des garanties d’achats sur 1, 2 ou 3 ans pour sécuriser la production. Une révolution pour un marché qui était depuis 40 ans basé sur les Pays-Bas et le grand import (Kenya, etc.). En mai 2022, le groupe Prosol (magasins Grand Frais) s’est renforcé en poissonnerie avec le rachat du mareyeur Océalliance. Auchan développe aussi fortement les filières, pour sa MDD mais aussi en coopération avec les producteurs et les agriculteurs. Les stratégies d’achats évoluent, avec une approche pluri annuelle, et une logique plus intégrative.