L’actu
La chambre spécialisée de la Cour d’appel de Paris a rendu ses premières décisions sur le devoir de vigilance. Elle a jugé des ONG comme Sherpa, Notre Affaire à Tous et France Nature Environnement recevables à assigner deux grandes entreprises (TotalEnergies et EDF) pour d’éventuels manquements en la matière. Les affaires devront encore être jugées au fond mais les décisions du 18 juin viennent enrichir la jurisprudence encore très limitée sur la loi de 2017. La Cour confirme que les personnes ayant intérêt à agir en justice pouvaient ne pas être les mêmes que celles mettant en demeure les entreprises de renforcer leurs mesures de prévention en matière de droits sociaux et d’environnement. Ce qui pourrait amener les entreprises à renforcer leur dialogue avec les parties prenantes et donc le processus de vigilance. Ces décisions étaient d’autant plus attendues, qu’avec la directive européenne sur le devoir de vigilance, adoptée le 24 avril 2024, de plus en plus d’entreprises vont être concernées.
De quoi parle-t-on ?
La loi française du 27 mars 2017 encadre et définit le devoir de vigilance, avec l’objectif d’améliorer le contrôle des chaînes de valeur mondialisées. Le texte français fait ainsi référence à la catastrophe du Rana Plaza, où 1 100 personnes sont mortes dans l’effondrement d’un immeuble usine textile au Bangladesh, mettant cruellement en lumière le décalage entre des donneurs d’ordre et les usines de production à l’autre bout du monde. “Une obligation de vigilance en va aussi bien de l’intérêt des victimes que de celui des entreprises, afin de clarifier les règles applicables et de réduire l’insécurité juridique actuelle”, expliquaient alors les parlementaires à l’origine du texte. Premier du genre en Europe, il devait ainsi contrer les “risques réels et substantiels” que constituent, pour les entreprises, la “« sous-traitance sauvage », le risque réputationnel, le risque juridique face aux évolutions jurisprudentielles et le risque de devoir indemniser des victimes”.
Que prévoit la loi française ?
La loi impose aux entreprises françaises de plus de 5 000 salariés (ou 10 000 dans le monde) de publier un plan de vigilance concernant l’ensemble de leur chaîne de valeur (les acteurs avec lesquels existe une “relation commerciale établie”). Il doit contenir une cartographie des risques en matière de droits humains, d’environnement et de corruption et informer des actions de prévention mises en place. Si une atteinte est constatée et que l’entreprise n’a pas respecté ces obligations, elle peut être tenue responsable devant les tribunaux. Cette logique ex ante (une analyse au préalable des faits, NDLR) constitue un risque de mise en place a minima, selon Pauline Barraud de Lagerie, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris-Dauphine : “Quand les lois paraissent un peu floues, les professionnels de la conformité créent une interprétation en phase avec les logiques business des entreprises, explique-t-elle sur la base d’une étude menée auprès des entreprises pour le BIT en 2019. Ils élaborent alors des outils de conformité symboliques dans une logique d’image.”
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
L’interprétation de la loi et l’étendue des obligations des entreprises continuent de poser question. Charlotte Michon, avocate (au cabinet éponyme), accompagne des entreprises sur la cartographie des risques et les démarches de prévention : “Il n’y a pas de recommandations publiques, la forme est laissée à l’appréciation des entreprises et ce ne sont pas forcément des sujets, notamment les droits humains, qui sont innés, relate-elle. Il y a un besoin de comprendre ce que cela veut dire mais aussi de former et sensibiliser.” Par ailleurs, le devoir de vigilance pose aussi la question de la gouvernance et du département de l’entreprise en charge de piloter cette démarche. Malgré la présence de thématiques sociales, de la santé-sécurité et de la formation, les RH ne sont pas encore toujours impliquées de manière centrale dans les démarches de vigilance. Autre enjeu : le risque juridique devient une réalité pour les entreprises, comme en a fait l’expérience TotalEnergies. Lorsque les personnes “ayant intérêt à agir” (les ONG par exemple) estiment qu’une entreprise n’a pas répondu aux obligations de vigilance, elles peuvent les mettre en demeure puis les poursuivre en justice.